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Pirenne H. Note sur la fabrication des tapisseries en Flandre au XVIe siècle

Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Bd. 4. H. 2 (1906). S. 325-339.

Contribution à l’histoire de l’industrie capitaliste

Dans un travail récent j’ai essayé d’exposer la transformation radicale subie par l’industrie drapière en Flandre au cours du XVIe siècle{1}. On y verra comment, ruinée dans les grandes villes par la concurrence anglaise et incapable de modifier ses procédés de fabrication à cause des entraves que lui imposait le régime corporatif, la draperie émigra dans des bourgs et des villages où elle se donna une organisation toute nouvelle. Non seulement elle modifia sa technique et trouva dans la confection d’étoffes légères, sayes, serges et ostades, une source nouvelle de prospérité, mais elle s’imprégna encore d’un caractère nettement capitaliste. Dans la région d’Hondschoote et d’Armentières où elle s’est implantée, le spectacle qu’elle présente contraste violemment avec celui que nous offre l’économie urbaine du moyen âge. Affranchie de la réglementation et du protectionnisme municipal, le capitalisme la dirige à son gré. Elle ne produit plus que pour la vente en gros au marché d’Anvers. Elle reçoit l’impulsion soit de commissionnaires en draperie, soit de grands marchands commandant à la fois des centaines de pièces. Les «riches drapiers» qui dirigent sur place la fabrication, présentent déjà dans ses traits principaux la physionomie du manufacturier

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des temps modernes, tandis que les ouvriers qu’ils employent, tombés au rang de simples salariés, se confondent en une masse inorganique de prolétaires. Libres de la surveillance que le métier exerce sur l’artisan urbain, mais aussi privés de la tutelle qu’il leur fournit, ils sont livrés sans défense à l’exploitation du capital.

Cette curieuse évolution de l’industrie drapière dans les Pays-Bas constitue sans doute un remarquable phénomène de ce que l’on pourrait appeler l’histoire économique de la Renaissance. Elle est d’autant plus significative qu’elle ne se trouve point isolée. Dans le même pays et à la même époque, les diverses industries d’exportation rompent comme elle, sous l’influence prépondérante du capital, avec les principes traditionnels de l’économie urbaine. Je voudrais le montrer rapidement par l’histoire de la fabrication des tapisseries, que l’on n’a guère étudiée jusqu’ici qu’au point de vue artistique, mais qui présente aussi, au point de vue économique, un intérêt singulier.

C’est vers le milieu du XIVe siècle que cette fabrication, depuis longtemps déjà florissante à Arras, se répandit dans le bassin de l’Escaut{2}. La dispersion des artisans artésiens par Louis XI en 1477, châtiment imposé à la ville pour sa fidélité à la maison de Bourgogne, les fit affluer vers la Belgique et y stimula les progrès d’une industrie déjà puissamment favorisée par les goûts luxueux de l’époque. L’énorme richesse des Pays-Bas pendant les règnes de Philippe le Beau et de Charles-Quint,, augmenta encore sa prospérité. Mais celle-ci s’explique surtout par des raisons techniques. La perfection à laquelle l’exercice séculaire de la draperie avait porté dans les Pays-Bas l’art de la teinture, assurait aux tapisseries l’éclat et la solidité des couleurs, en même temps que lés peintres et les dessinateurs dont fourmillait le pays, leur fournissaient des modèles en quantités inépuisables. Il suffira de rappeler ici que l’on rencontre,

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parmi les fournisseurs de cartons pour tapisseries, les noms des artistes les plus célèbres du temps: Bernard van Orley (1492—1542), Pierre Coucke (1502—1550), Michel Coxie (1499—1592), et bien d’autres.

D’Arras, l’industrie des tapisseries de haute lice se répandit tout d’abord à Lille et à Tournai, où elle existait déjà au XIVe siècle, pour se propager ensuite à Mons, Binche, Enghien, Audenarde, Grammont, Ath, Lessines, Courtrai, Gand, Alost, Bruxelles, Douai, Ypres, Bruges et Middelbourg-en-Flandre. Dès 1398, les échevins de Tournai la soumettaient à un réglement qui est le plus ancien de ce genre dont on connaisse l’existence dans les Pays-Bas{3}. En 1448, le métier des legwerkers était institué à Bruxelles{4}; à Audenarde, sa charte constitutive date de 1441{5}, à Alost, de 1496{6}. Ces textes ne présentent d’ailleurs aucun caractère particulier. Les stipulations qu’ils renferment sur l’apprentissage, la maitrise, la juridiction corporative, la surveillance du travail etc. se conforment aux principes bien connus de l’organisation économique des artisans médiévaux. Telle qu’ils nous la représentent, la tapisserie, au XVe siècle, constitue une industrie urbaine et partant astreinte au régime de l’économie urbaine. Mais elle ne devait pas tarder à s’y soustraire.

Dans toutes les villes, en effet, où elle se développa puis-

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samment, elle se transforma bientôt en industrie d’exportation: ce ne fut plus le marché local, ce furent les marchés extérieurs qui déterminèrent sa production. Dès lors, elle rompt le cadre étroit de l’économie urbaine, c’est-à-dire de cette économie protectionniste et anti-capitaliste appropriée à la nature des petits métiers chargés de subvenir aux besoins divers de la population municipale. Orientée vers le grand commerce comme la draperie flamande ou comme la «batterie» dinantaise{7}, elle ne pourra pas plus qu’elles échapper à l’influence du capital. Elle y échappera d’autant moins que, depuis la fin du XVe siècle, le capitalisme se déploie avec une vigueur croissante et qu’il possède précisément dans les Pays-Bas, à Anvers, son foyer le plus intense. A partir des premières années du XVIe siècle, on la voit obéir à l’irrésistible attraction de ce grand port. Elle se détourne de Bruges, restée fidèle aux habitudes surannées du commerce médiéval, pour écouler ses produits dans l’emporium cosmopolite qui attire aux bords de l’Escaut les représentants de toutes les nations. Elle y possède un entrepôt permanent, le tapesierspand où les acheteurs trouvent en tout temps un assortiment complet{8}. C’est d’Anvers que viennent les commandes qui activent les ateliers. En 1539, lorsque Marie de Hongrie y fait saisir les tapisseries d’Audenarde alors en révolte, le capitaine de cette ville lui écrit qu’il a trouvé «le peuple et commune d’icelle en sy grandt tourble, perplexité et lamentation, que toutte créature humaine auroit pitié de les veoir et oyr les crys et pleurs des pauvres ouvriers qui de coustume euvrent à journée au faict et négociation de la tappisserie, en sorte que, en grant inextimable nombre ce sont venu vers moy, comme cappitaine de ladite ville, priant voulloir advertier Vostre Majesté de leur totale éminente ruyne et destruction, plaindant ameirement qu’il ont desjà esté pluisseurs jours, eulx et leurs enfans, en grant pouvreté et famyne, à cause que leurs maistres tappisseurs, se véant que ne peullent

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faire leur prouffyt de leur marchandyse, qui pour le présent est arresté en Anvers, ne leur peullent plus donner à ouvrer, et que partant desjà beaucop d’eulx leur convient mendier et querre l’hamonne d’huys en huys en grant povereté et misère»{9}.

On reconnaît facilement ici le tableau d’une crise économique dans un centre manufacturier. Mais il ne faudrait pas croire que toutes les villes où se pratiquait la fabrication des tapisseries présentassent le même spectacle qu’Audenarde. Dans la plupart d’entre elles, notre industrie ne jouit au XVIe siècle, que d’une importance secondaire. Seul Bruxelles constitue une exception glorieuse à cet égard. Durant les règnes de Charles-Quint et de Philippe II et jusque fort avant dans le XVIIe siècle, ses ateliers furent sans rivaux pour la beauté et la finesse de leurs produits. La marque qui depuis 1528 attestait l’origine de ceux-ci (un écusson flanqué de deux B) resta célèbre pendant cette période sur tous les marchés de l’Europe. Mais Bruxelles s’attacha surtout à la confection des pièces de luxe. Sa fabrication, sur laquelle on ne possède malheureusement que des renseignements très incomplets, semble l’avoir emporté par la qualité beaucoup plus que par la quantité. La place qui lui revient dans l’histoire artistique de la ville ne correspond pas à celle qu’elle prend dans son histoire sociale. Il ne paraît point, en effet, que les travailleurs qu’elle occupait aient été jamais assez nombreux pour pouvoir donner à la population locale les caractères que l’on est accoutumé à rencontrer dans tous les groupes d’hommes parmi lesquels domine la grande industrie d’exportation{10}. En 1544, dans un cortège formé par les métiers bruxellois, la corporation des tapissiers fut moins largement représentée que celles des bouchers et des merciers{11}.

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Et si, en 1572, le nombre des ouvriers haute-lisseurs atteignait à Bruxelles le chiffre relativement fort élevé de plus de 2000 hommes{12}, il suffit de constater que la ville comptait à cette date de 30 à 40000 habitants{13}, pour reconnaître qu’ils ne possédaient point, dans l’ensemble de sa population, une importance aussi considérable que leur réputation pourrait le faire croire au premier abord.
Mais il en allait autrement à Audenarde. Dès le commencement du XVIe siècle, l’industrie de la tapisserie s’était développée dans cette petite ville avec une énergie et une rapidité extraordinaires. Tandis que dans les autres localités de la Flandre flamingante, la décadence de la draperie urbaine à la fin du moyen âge avait eu pour conséquence soit un arrêt soit une diminution plus ou moins sensible de la prospérité, Audenarde, en 1531, est si «fort peuplée et marchande et accroissant de jour à autre de peuple et marchandise», qu’il faut élever le nombre de ses échevins de sept à neuf{14}. En 1539, ses magistrats exposent à la gouvernante des Pays-Bas que «la négociation et marchandise de la tapisserie est le principal membre et soustènement de la ville»{15}; et la même année, le bailli estime «qu’il y a plus de douze ou quatorsse mille, que hommes, femmes, que enfans, qui vivent dudit mestier de la tappisserie»{16}. Ce chiffre est sans doute fort exagéré, mais son exagération même fait apparaître en pleine lumière le caractère économique d’Audenarde. Manifestement nous nous trouvons ici

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en présence d’un centre de grande industrie. La production et l’exportation des tapisseries constituent la ressource essentielle de la ville. Elle ne peut se soutenir sans elles, et, à côté d’elles, l’activité des autres métiers ne sert qu’à subvenir à l’alimentation locale. Bref, c’est une physionomie moderne bien plus qu’une physionomie médiévale qu’Audenarde nous présente dès la première moitié du XVIe siècle.

Sans doute on pourrait relever de nombreuses analogies entre le tableau qu’elle nous offre et celui que l’on constate au moyen âge dans la plupart des villes flamandes. Jusque vers la fin du XIVe siècle, Bruges, Ypres, Grand, Termonde, Courtrai etc. ont connu comme elle, grâce à la draperie, la même prépondérance écrasante d’une branche d’industrie sur toutes les autres. Comme elle, c’est pour le marché international qu’elles ont produit, et, comme elle enfin, elles ont vu leurs ouvriers industriels tomber dans une situation bien voisine de celle des prolétaires. Mais ces ressemblances sont compensées par des différences considérables. Les cités drapières du moyen âge restent fidèles, en effet, aux principes de l’économie urbaine. Sielles ne parviennent point à l’imposer dans toute sa rigueur à l’industrie d’exportation, elles en conservent toutefois les parties essentielles. Au fonds, l’esprit de leur organisation économique reste protectionniste et anti-capitaliste. Elles réservent à leurs bourgeois le monopole de la fabrication de leurs étoffes. Elles interdisent impitoyablement l’exercice du tissage dans le plat-pays. Enfin, si les marchands de drap qui fournissent à leurs ateliers la matière première et en reçoivent les tissus fabriqués nous apparaissent déjà comme des capitalistes, ce ne sont encore que des capitalistes très modestes{17}: il ne faut voir en eux que de riches bourgeois engageant dans les affaires le surplus de leurs revenus, obligés de s’associer en compagnies temporaires pour effectuer toute opération de quelque importance, ignorant enfin ces faillites et ces banqueroutes qui, à partir de la fin de moyen âge, deviennent un des phénomènes les plus symptomatiques de

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l’histoire sociale. En somme, les villes drapières de Flandre telles qu’elles se sont développées au XIIIe et au XIVe siècle nous représentent un stade intermédiaire entre l’économie médiévale et l’économie moderne. Isolées par leur industrie d’exportation au milieu d’une époque d’industrie locale, elles annoncent l’avenir mais sans réussir à se dégager complètement des entraves que leur imposent la coutume, les idées régnantes, les nécessités de la politique municipale et surtout le développement encore insuffisant du grand commerce et du capitalisme.

C’est au contraire sous l’action de ces deux forces que se déploie, au XVIe siècle, la manufacture audenardaise. Contemporaine de la puissante transformation économique qui, à l’époque de la Renaissance, bouleverse et décuple la circulation des biens, donne l’essor à l’esprit d’entreprise, laisse le champ libre à toutes les ressources et à tous les abus de la spéculation, permet enfin à l’individualisme de se révéler dans le monde des affaires comme il se révèle dans la vie intellectuelle, elle s’adapte rapidement aux conditions au milieu desquelles elle grandit. Comme les nouveaux foyers d’activité industrielle qui se forment alors en Angleterre, comme les villages et les bourgs de Flandre où la draperie contrariée dans les villes par une organisation surannée va s’épanouir en pleine liberté, elle rompt avec la tradition séculaire de l’économie urbaine. Ses hautelisseurs ont beau constituer un métier, en fait, ils ont perdu tous les traits propres à l’artisan du moyen-âge. L’industrie est désormais dirigée et dominée par des «marchands et entremetteurs»{18}. Ce sont des entrepreneurs capitalistes, des exportateurs en relations constantes avec Anvers, qui remettent les commandes aux maîtres-tapissiers, devenus, en réalité, de simples contre-maîtres. Sous ceux-ci, les ouvriers ne constituent plus qu’une masse de salariés, si misérablement payés que la moindre crise les réduit à la misère et qu’ils n’ont aucun espoir d’améliorer jamais leur condition. Il se rencontre toutefois, parmi eux, des spécialistes mieux rétribués. Ce sont les «Constenaers» que leur habileté technique rend indispensables pour les opérations les plus délicates du travail.

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Aussi, s’efforce-t-on de les retenir dans la ville. Les maîtres qui les emploient spéculent habilement sur leur insouciance ou sur leurs besoins : ils leur ouvrent un large crédit, les endettent, et les empêchent ainsi de se séparer d’eux{19}. Il faut admettre, de plus, que les étrangers étaient fort nombreux parmi les compagnons du métier{20}, la population locale, ne suffisant certainement pas à assurer le recrutement de ceux-ci. Et dès lors, on peut apprécier déjà combien l’ouvrier tapissier d’Audenarde s’écarte de l’artisan du moyen âge et se rapproche du travailleur moderne. Sans doute le métier organisé en 1441 ne disparait pas. Mais il ne se maintient que pour la forme. En 1544, une ordonnance dont nous parlerons plus loin traite de «minuties», ces fondations charitables et religieuses qui avaient joué jadis un si grand rôle dans la vie corporative. Enfin, les évènements dont la ville fut le théâtre en 1539 lorsqu’elle s’associa à la révolte de Grand, ne peuvent laisser aucun doute sur le caractère prolétarien de sa classe laborieuse. Les documents relatifs à ce curieux épisode de l’histoire sociale du XVIe siècle nous montrent le soulèvement d’une plèbe misérable et brutale qui, faute d’organisation et d’esprit de corps, ne parvient point à tirer parti de la force que lui donne le nombre et s’agite dans le vide jusqu’au moment où la famine la contraint bientôt de se remettre à l’ouvrage{21}.

Pendant que les artisans se transforment en purs salariés n’ayant d’autres ressources que leur travail, une classe de capitalistes se constitue au dessus d’eux. Il y a beaucoup de riches dans la ville, écrit le bailli en 1539, «par quoy les povres, s’ils venoient jusque là, y trouveriont bien à péchier»{22}. Ainsi Audenarde

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nous présente aussi clairement que possible ce contraste entre le capital et le travail que fait ordinairement apparaître la grande industrie. Nul doute que les riches dont il est question ici ne soient les marchands de tapisserie qui règlent la production et tiennent en leur dépendance les masses ouvrières. Il est impossible de les considérer comme appartenant à cette aristocratie bourgeoise, de propriétaires fonciers ou de rentiers qui, dans toutes les villes non manufacturières, conserve la première place dans la hiérarchie sociale. S’il en était ainsi, en effet, on ne comprendrait point la haine que leur portent les «menues gens», et d’ailleurs, avant la fin du moyen âge, Audenarde n’avait pu posséder de grandes fortunes. Nous sommes donc obligés de conclure que celles qu’elle présente au XVIe siècle sont de date récente, qu’elles ont leur source dans l’industrie et non dans la possession du sol, et que leurs détenteurs enfin appartiennent à ce groupe de «nouveaux riches» dont l’influence fut si considérable sur le mouvement économique des temps modernes. Il suffira, pour faire apprécier l’importance de ces marchands, de dire que chacun d’eux occupait de trente à soixante ateliers{23}.

Le régime capitaliste ne modifia point seulement les conditions d’existence de l’ouvrier urbain, il eut encore pour résultat de faire déborder l’industrie de la ville dans les campagnes environnantes et de ruiner ainsi l’un des principes les plus essentiels de l’économie urbaine. Deux motifs expliquent ce phénomène caractéristique: d’une part, le bon marché de la main d’œuvre rurale, de l’autre, l’absence à la campagne de ces règlements qui, dans les villes, soumettent la fabrication à des prescriptions minutieuses, à l’inspection du pouvoir public, à l’obligation de l’apprentissage etc. Le capital, pour développer toute sa puissance, a besoin d’être libre dans son action. Un curieux document de 1560 le déclare avec une clarté parfaite. «Bonne partie de ceux qui exercent le métier, y lit-on, se retirent au plat pays et aux champs, et ce non seulement pour ouvrer à leur plaisir, mais aussy pour estre exempts des maltotes et impos, aussy

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pour éviter les visitations et esgardz ausquels sont assubjectis ceulx qui demeurent ès villes fermées: à quoy ung chascun est d’aultant plus enclin que naturelement l’home désire vivre en liberté, sans estre subject à loix ne aultre charge»{24}.

A cette époque, la manufacture des tapisseries occupe depuis longtemps déjà, tout autour d’Audenarde, des quantités d’hommes, de femmes et d’enfants, dans les paroisses d’Edelaer, de Nukerke, d’Étichove, de Volkeghem, de Kerkhem etc. Tous les dimanches, l’ouvrage effectué pendant la semaine est apporté aux marchands de la ville, en échange de la matière première qui sera mise en œuvre la semaine suivante{25}. Cette organisation affecte, on le voit, les caractères principaux du système moderne de l’industrie à domicile. Elle en produit aussi toutes les conséquences sociales. Si elle affranchit les artisans du contrôle perpétuel qui s’exerce sur eux dans les villes, elle les réduit en revanche à la plus misérable condition. Isolés en face du patron qui les emploie, ils sont forcés de se contenter d’un salaire dont ils cherchent à compenser l’insuffisance par un travail exténuant. Ils mettent en réquisition tout leur ménage; leurs enfants, dès l’âge de sept ans, sont associés à leur labeur{26}. Plus pauvres encore que les prolétaires urbains, ils rèvent comme eux d’une révolution sociale, mais plus qu’eux encore, ils sont incapables d’agir avec suite et de s’organiser. Leurs soulèvements éclatent aussi brusquement qu’ils s’appaisent. En 1539, ils abandonnent leurs métiers pour emplir du bruit de leurs plaintes et de leurs menaces, le marché et les rues d’Audenarde. En 1566, c’est parmi eux, comme parmi les masses ouvrières des environs de Hondschoote et d’Armentières que surgira le tumulte des iconoclastes.

La naissance de cette industrie rurale préoccupa d’assez bonne heure les pouvoirs publics. Non sans doute que ceux-ci aient été animés de la moindre sollicitude à l’égard des travailleurs

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(on sait suffisamment que la XVIe siècle ne connut point de véritable législation sociale en matière économique), mais parce qu’elle soulevait des questions de police générale fort importantes. Tout d’abord, les maitres-tapissiers des villes protestaient énergiquement contre la concurrence que leur suscitait au dehors un capitalisme soucieux de son seul intérêt. D’autre part, le travail rural n’étant point surveillé contrefaisait sans scrupule les tapisseries urbaines et lançait sur le marché des produits de qualité médiocre, au risque de discréditer la manufacture nationale. Manifestement les fabricants qui l’alimentaient ne cherchaient qu’à réaliser des profits rapides ; ils étaient devenus complètement étrangers à ce souci de perfection et de «loyauté» qui avait été l’honneur de l’industrie réglementée du moyen âge. Si le capitalisme décuplait la production, c’était trop souvent au détriment de sa qualité, et la liberté qu’il cherchait à la campagne aboutissait tout à la fois à lui asservir les ouvriers et à ravaler la qualité de leur travail. Le document que nous avons déjà cité expose très bien la situation: «Plus, entre aultres inconvéniens, dit-il, ne convient douter que les haultelicheurs résidens ès villes seront tenus de eulx en départir, par faulte de povoir livrer la marchandise au pris que les champestres le pourront laisser, car indubitablement l’on ne poelt ignorer que l’ouvrier cham-pestre a le moien d’avoir la pièce d’ouvraige dix ou douze patars meilleur marché que cestui de la ville, et ce pour plusieurs raisons: si comme qu’ilz n’ont aulcun interrest des impos et maltotes, ilz ne sont en péril d’aucunes amendes sy leurs pièces sont trop courtes ou moins larges qu’il n’appartient; ilz ne sont empeschez de besoigner aussy bien en temps incommode qu’en temps commode, aussy bien de nuict comme de jour; ilz ont leurs demeures à vil pris, comme aussy tous vivres nécessaires à la sustentation de leurs corps et de leurs serviteurs, et pareillement les fillets servans à leur stil; et d’avantaige, la pièce trouée ou gastée ne leur est de moindre valeur que les meilleures, parce que elle ne sera point desployée qu’elle ne soit envoiée et eslongée de cent, deux cens ou trois cens lieues de chemin, là où finablement le débitteur se trouve trompé et déceu, et par ce moien lui est donné occasion de ne solliciter de rechief

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semblable marchandise, au détriment, sy que dit est, du pays; laquelle marchandise, toutesfois, n’est vilipendée par le marchant qui en a l’envoy, ayant plus grand regard à son proffit particulier que au bien publicque, tellement que, non sans cause, lesdictz haultelicheurs champestres sont et ont esté supportez par aulcuns marchans, lesquelz sollicitent telle marchandise afin de l’avoir à vil pris, et sy la font composer telle, sans que on leur puist faire marchandise trop supportée et trop peu taxée, tellement que évidantement l’esprit, l’industrie, la diligence et science n’ont lieu, et sy ne peuent profitter pardessus ce que dessus, condescendant aux aultres faultes et fraudes que commettent lesdictz haultelicheurs champestres, et espécialement au dedans de leurs pièches … A quoy partant il plaira à Vostre Majesté de pourveoir de remède ad ce convenable et expédient, extirpant ladicte haulteliche desdictz lieux champestres, en renvoiant lesdictz ouvraiges aux villes auxquelles proprement elles competent et appartiennent, attendu la police qui y est observée, et non point aux lieux champestres, qui ne requièrent que gens de labeur»{27}.

Si ces inconvénients étaient surtout sensibles à Audenarde, ils existaient aussi dans toutes les autres villes adonnées en Flandre à la fabrication des tapisseries. Partout le capitalisme agissant de même produisait les mêmes effets. La pétition à laquelle nous empruntons les lignes que l’on vient de lire fut, en effet, adressée en 1560 à Philippe II par les villes de Gand, Bruges, Ypres, Arras, Valenciennes, Lille, Douai, Or-chies, Tournai, Audenarde, Courtrai, Alost, Termonde, Grammont et Lannoy. Précédemment déjà des plaintes analogues s’étaient fait entendre, et le gouvernement avait pris des mesures, dès 1534, contre la «tapisserie champestre» de la châtellenie de Lille. Mais c’est surtout en 1544 qu’il s’était efforcé de remédier au mal par la promulgation d’une ordonnance générale applicable à tous les Pays-Bas{28}. On peut considérer cette longue ordon-

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nance comme la première manifestation en Belgique de la politique mercantile de l’État. Elle nous montre en tous cas une tentative intéressante de substituer, dans le domaine restreint d’une industrie, les principes de l’économie nationale à ceux de l’économie urbaine. Elle se garde bien d’adopter le point de vue protectionniste des villes. Elle ne supprime point la manufacture rurale: elle s’applique seulement à en redresser les abus. Elle prétend obvier à ses «fraudes et déceptions … tant pour le bien de noz pays que pour la conservation de la négociation de la tapisserie». Pour y arriver, elle soumet les ateliers ruraux à l’observation des règlements qui, dans les villes voisines, déterminent les procédés de fabrication; les ouvriers de la campagne, devront, comme les ouvriers urbains, satisfaire aux obligations de l’apprentissage; les «Winkelmeesters» des villages seront obligés de s’affilier à la corporation de tapissiers la plus voisine et d’en respecter les keures et statuts. Bref, ce sont des considérations techniques, ce ne sont point des considérations d’intérêt local qui inspirent l’ordonnance de 1544, et, en la publiant, Charles-Quint a fait déjà, pourrait-on dire, du Colbertisme avant Colbert.

Du reste, cette ordonnance ne fut pas appliquée. Le capitalisme cherchait trop âprement la «liberté» pour consentir à se soumettre à la tutelle de l’État, après avoir échappé à celle des villes. Les ouvriers eux mêmes la supportaient avec peine. En 1553, on les voit émigrer vers Gland où l’édit de 1544 n’a pas été promulgué «zouckende meer lyberteit dan restriction»{29}. D’autre part, la pétition de 1560 prouve éloquemment que les mesures prises seize ans plus tôt étaient tombées en désuétude.
Néanmoins, l’ordonnance de 1544 présente un très vif intérêt pour l’histoire économique de XVIe siècle. Elle achève de mettre en pleine lumière la disparition de l’économie urbaine dans les centres manufacturiers soumis à l’action du capitalisme, dis

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parition dont cette rapide esquisse donne, semble-t-il, un exemple significatif{30}.

Gand, 27 janvier 1906.

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Références:

{1} Une crise industrielle au XVIe siècle, La draperie urbaine et la «nouvelle draperie» en Flandre, Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Classe des lettres, 1905, p. 489.

{2} A. Guesnon, Décadence de la tapisserie à Arras depuis la seconde moitié du XVe siècle, p. 6 (Lille 1884). En 1456, les échevins d’Arras seplaignent au duc de Bourgogne que les marchands et ouvriers «de haulte liche» se retirent à Valenciennes, Tournai, Bergues et ailleurs (ibid., p. 7). Le plus ancien tapissier d’Arras mentionné en dehors de cette ville apparait à Tournai en 1352. Pinchart, Histoire de la tapisserie en Flandre, p. 73.

{3} Pinchart, op. cit., p. 73. Soil, Les tapisseries de Tournai, p. 358.

{4} A. Wauters, Les tapisseries bruxelloises, p. 35.

{5} J. van der Meersch, Histoire des manufactures de tapisseries de la ville d’Audenarde, dans La Flandre, 1884, p. 11. Ce travail repose essentiellement sur les règlements donnés au métier des tapissiers, dont les copies authentiques se trouvent insérées dans le registre intitulé «Charters der Neringen», conservé aux Archives d’Audenarde. Je Fai consulté pour contrôler les assertions de l’auteur, qui se borne à résumer ou à traduire partiellement en français les stipulations qu’il renferme. H est inutile d’avertir le lecteur que je n’ai en vue, dans ces quelques pages, que de faire ressortir le caractère capitaliste de l’industrie de la tapisserie à Audenarde. J’ai laissé de côté une foule de particularités intéressantes qui mériteraient amplement d’être étudiées.

{6} D. Vande Casteele, Documents concernant la corporation des tapissiers d’Alost, dans les Annales de la société d’émulation pour l’étude de l’histoire de la Flandre, 3e série, t. VIII, p. 378.

{7} H. Pirenne, Les marchands batteurs de Dînant au XIVe et au XVe siècle. (Vierteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. Il, p. 442).

{8} II fut construit en 1551. Voy. Mertens et Torfs, Geschiedenis van Antwerpen, t. IV, p. 96.

{9} Gachard, Relation des troubles de G and sous Charles-Quint, p. 233.

{10} Guichardin, Description des Pays-Bas (édit, de 1582), p. 96, dit que la richesse de la bourgeoisie de Bruxelles consiste essentiellement en biens fonds. Il ne la considère donc pas comme vivant surtout d’industrie.

{11} Wauters, op. cit., p. 132. — Ün tableau de Stallaert conservé au musée de Bruxelles et datant du commencement du XVIIe siècle, représente une procession de tous les métiers et indique le nombre des maitres de chacun d’eux. Les tapissiers en ont 103, mais il y en a 130 chez les tourneurs, 500 chez les merciers, 201 chez les ferronniers, 200 chez les |fripiers etc. Voy. Henne et Wauters, Histoire de la ville de Bruxelles, t. II, p. 54.

{12} Piot, Correspondance du cardinal Granvelle, t. IV, p. 427.

{13} En 1526, Bruxelles comprenait 5956 maisons, 22 hôpitaux, 13 couvents et quelques hôtels (Willems, Brabantsche Yeesten, t. II, p. XLIII). Depuis lors jusqu’au milieu du XVIe siècle, la population devait avoir augmenté. M. G. Des Marez, L’organisation du travail à Bruxelles, p. 471, n., estime qu’en tous cas, elle ne dépassa jamais 40000 habitants, même à l’époque de la plus grande splendeur de la ville.

{14} Recueil des ordonnances des Pays-Bas., 2e série, t. III, p. 149.

{15} Gachard, Relation des troubles de Gand, p. 232.

{16} Ibid., p. 233. Au commencement du XVIIe siècle, on évaluait même ce nombre à 20000 personnes. Van der Meersch, op. cit., p. 320.

{17} G. Espinas, Jehan Boine Broke. (Vierteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. n, p. 34 et suiv).

{18} Gachard, Relation des troubles de Gand, p. 231.

{19} Voy., en 1553, les plaintes des tapissiers de Gand contre ceux d’Audenarde: «De meesters gheven zomtijds den zelven cnapen (constenaers) so vele ghelds op de handt, dat sij naermaels qualicken maghtich zijn tleve te verdienen oft hemlieden te restitueren, haudende midts de selve cnapen so thaer-waert gheobligiert, dat sij nerghens en moghen andere meesters zoucken». Placcaerten van Vlaendren, t. I, p. 626.

{20} Van der Meersch, loc. cit., p. 194.

{21} Van Lerberghe et Bonse, Atidenaerdsche Mengelingen, t. I, p. 40 et suiv.

{22} Gachard, loc. cit., p. 258.

{23} Van der Meersch, op. cit., p. 321.

{24} Guesnon, Inventaire chronologique des chartes de la ville d’Arras, p. 402.

{25} Van der Meersch, op. cit., p. 303. — En 1520, ces villages fabriquaient déjà des tapisseries. Ibid., p. 87.

{26} Guesnon, loc. cit., p. 403.

{27} Ibid., p. 403. On constatait déjà des abus analogues en 1515. Van der Meersch, op. cit., p. 83. En 1532, on avait décidé de n’accepter aucun franc-maitre qui ne fût bourgeois. Ibid., p. 90.

{28} Placcaerten van Vlaendren, t. I, p. 610. Cf. pour l’application, les détails donnés par Van der Meersch, op. citp. 187, et Van de Casteele, Zoc. cit., p. 383.

{29} Placcaerten van Vlaendren, t. I, p. 625.

{30} Il est évident que l’économie urbaine se maintint dans les villes qui ne connurent pas la grande industrie d’exportation, c’est à dire dans le plus grand nombre des villes. M. von Below l’a parfaitement démontré: Der Untergang der mittelalterlichen Stadtivirtschaft, dans les Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 1901. Mais il importe de ne pas oublier qu’à côté des villes restées fidèles au conservatisme économique, les circonstances en amenèrent d’autres à adopter le régime nouveau que l’on vient d’étudier pour l’une d’entre elles.

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Чистозвонов А. Н. Гентское восстание 1539—1540 г.г. / Отв. ред. С. Д. Сказкин. — М.: Издательство Академии наук СССР, 1957. — 217 с.